Le droit de repentir d’auteur : entre protection de la création et sécurité juridique

Le droit de repentir constitue l’une des prérogatives les plus singulières reconnues aux auteurs dans le système juridique français. Inscrit à l’article L.121-4 du Code de la propriété intellectuelle, ce droit permet à l’auteur de revenir sur son consentement, même après avoir cédé ses droits d’exploitation. Cette faculté extraordinaire traduit la prééminence accordée au lien personnel unissant le créateur à son œuvre dans la tradition juridique française. Pourtant, ce mécanisme suscite des tensions permanentes entre la protection des intérêts moraux de l’auteur et la sécurité juridique nécessaire aux relations contractuelles. Alors que le numérique transforme profondément les modes de création et de diffusion des œuvres, une analyse approfondie de ce droit s’impose pour comprendre ses fondements, sa portée et ses limites contemporaines.

Fondements juridiques et philosophiques du droit de repentir

Le droit de repentir s’inscrit dans la conception personnaliste du droit d’auteur qui caractérise le système français. Cette vision, héritée de la Révolution française et théorisée par des juristes comme Henri Desbois, repose sur l’idée que l’œuvre constitue une émanation de la personnalité de son créateur. Le droit de repentir, avec le droit de divulgation et le droit au respect, forme ainsi l’un des trois piliers du droit moral de l’auteur.

L’article L.121-4 du Code de la propriété intellectuelle dispose que « nonobstant la cession de son droit d’exploitation, l’auteur, même postérieurement à la publication de son œuvre, jouit d’un droit de repentir ou de retrait vis-à-vis du cessionnaire ». Cette formulation consacre une prérogative exorbitante du droit commun des contrats, puisqu’elle permet à l’auteur de revenir unilatéralement sur ses engagements contractuels.

La justification philosophique de ce droit réside dans la protection de l’intégrité intellectuelle et morale de l’auteur. Comme l’exprimait le philosophe Emmanuel Kant dans sa « Métaphysique des mœurs », l’œuvre constitue un discours adressé au public ; si l’auteur ne se reconnaît plus dans ce discours, il doit pouvoir le retirer. Cette conception s’oppose frontalement à l’approche utilitariste qui prévaut dans les systèmes de copyright anglo-saxons, où les préoccupations économiques prennent généralement le pas sur les considérations morales.

La jurisprudence a progressivement précisé les contours de ce droit. Dans l’arrêt « Chiavarino » du 14 mai 1991, la Cour de cassation a confirmé que le droit de repentir pouvait être invoqué même en l’absence de motifs légitimes, consacrant ainsi son caractère discrétionnaire. Néanmoins, l’exercice de ce droit est encadré par l’exigence d’indemnisation préalable du cessionnaire, afin d’établir un équilibre entre protection de l’auteur et sécurité juridique.

Comparaison internationale

À l’échelle internationale, le droit de repentir illustre l’exception française en matière de protection des auteurs :

  • Les pays de tradition romano-germanique (comme l’Allemagne ou l’Italie) reconnaissent généralement un droit similaire, mais souvent plus encadré
  • Les pays de common law ignorent largement cette prérogative, privilégiant la sécurité contractuelle
  • La Convention de Berne n’impose pas la reconnaissance du droit de repentir, contrairement à d’autres aspects du droit moral

Cette diversité d’approches souligne la tension fondamentale entre deux conceptions du droit d’auteur : l’une centrée sur la personne du créateur, l’autre davantage orientée vers l’exploitation économique des œuvres. Le droit français, en consacrant le droit de repentir, affirme clairement sa préférence pour la première vision.

Conditions d’exercice et limites du droit de repentir

Si le droit de repentir constitue une prérogative puissante, son exercice est néanmoins encadré par diverses conditions qui visent à prévenir les abus et à protéger les intérêts légitimes des exploitants. Ces garde-fous témoignent de la recherche d’un équilibre entre protection morale de l’auteur et sécurité juridique.

La première condition majeure réside dans l’obligation d’indemnisation préalable du cessionnaire. L’article L.121-4 du Code de la propriété intellectuelle précise que l’auteur doit « indemniser préalablement le cessionnaire du préjudice que ce repentir ou ce retrait peut lui causer ». Cette exigence constitue un frein économique considérable à l’exercice du droit de repentir, puisque l’auteur doit compenser intégralement les investissements réalisés et les bénéfices escomptés par l’exploitant. Dans l’arrêt « Éditions du Seuil » du 14 mai 1991, la Cour de cassation a confirmé que cette indemnisation devait être versée avant tout exercice effectif du droit.

Par ailleurs, le droit de repentir ne peut être exercé qu’à l’encontre d’un cessionnaire des droits d’exploitation. Il ne s’applique donc pas aux licences non exclusives ou aux autorisations ponctuelles d’utilisation. Cette limitation restreint considérablement le champ d’application pratique de ce droit, notamment à l’ère numérique où les modes d’exploitation se diversifient.

La jurisprudence a progressivement dégagé d’autres limites à l’exercice du droit de repentir. Ainsi, dans l’arrêt « Martin-Caille » du 6 mai 1988, la Cour de cassation a jugé que ce droit ne pouvait être invoqué pour des œuvres architecturales déjà réalisées, consacrant ainsi une limite fondée sur la nature de l’œuvre. De même, le droit de repentir ne peut être exercé pour des œuvres collectives ou des œuvres créées dans le cadre d’un contrat de travail ou de commande pour la publicité, conformément aux articles L.113-5 et L.132-31 du Code de la propriété intellectuelle.

Motifs et abus de droit

Si l’auteur n’a pas, en principe, à justifier sa décision d’exercer son droit de repentir, la théorie de l’abus de droit peut néanmoins s’appliquer. Un repentir motivé par des considérations purement financières ou par l’intention de nuire pourrait ainsi être sanctionné. Dans un arrêt du 23 février 1959, la Cour d’appel de Paris a considéré que constituait un abus de droit le fait pour un auteur d’invoquer son droit de repentir dans le seul but d’obtenir une renégociation plus avantageuse de son contrat.

Les tribunaux examinent parfois les motifs invoqués par l’auteur, privilégiant ceux qui relèvent véritablement de considérations intellectuelles ou artistiques. Ainsi, un changement dans les convictions politiques, religieuses ou esthétiques de l’auteur sera plus facilement admis qu’un motif purement pécuniaire.

Ces limitations témoignent de la recherche d’un équilibre délicat entre la protection des intérêts moraux de l’auteur et la préservation de la sécurité juridique nécessaire aux transactions économiques. Elles expliquent en grande partie la rareté des cas d’application effective du droit de repentir dans la pratique contentieuse.

Applications pratiques et jurisprudence notable

Malgré son importance théorique, le droit de repentir demeure rarement invoqué en pratique. Cette rareté s’explique tant par les conditions restrictives de son exercice que par les réalités économiques du monde de la création. Néanmoins, plusieurs affaires significatives permettent d’illustrer les enjeux concrets de cette prérogative.

L’affaire Whistler c. Eden, bien qu’ancienne (1898), reste emblématique. Le peintre James Abbott McNeill Whistler avait refusé de livrer un portrait commandé par Sir William Eden, estimant que l’œuvre ne correspondait plus à sa vision artistique. Les tribunaux français avaient alors reconnu le droit de l’artiste de ne pas divulguer une œuvre qu’il jugeait imparfaite, préfigurant ainsi le droit de repentir moderne.

Plus récemment, l’affaire Simenon (TGI Paris, 4 avril 1979) a permis de préciser les contours du droit de repentir dans le domaine littéraire. L’écrivain Georges Simenon souhaitait empêcher la réédition de certaines de ses œuvres de jeunesse, qu’il considérait comme ne reflétant plus sa maturité artistique. Le tribunal a reconnu la légitimité de cette démarche, tout en soulignant la nécessité d’indemniser l’éditeur.

Dans le domaine musical, l’affaire Fantaisie Impromptu (CA Paris, 6 mars 1991) a montré les limites du droit de repentir face aux œuvres déjà largement diffusées. Un compositeur souhaitait retirer du commerce un enregistrement de son œuvre, estimant que l’interprétation ne lui convenait plus. La cour a jugé que l’exercice du droit de repentir était disproportionné compte tenu de la diffusion déjà réalisée et des investissements engagés.

Secteurs particulièrement concernés

Certains domaines de création sont plus susceptibles que d’autres de voir surgir des questions liées au droit de repentir :

  • Le secteur littéraire, où les évolutions intellectuelles de l’auteur peuvent l’amener à rejeter ses écrits antérieurs
  • Le domaine des arts plastiques, particulièrement pour les œuvres uniques où le lien entre l’artiste et sa création est souvent plus intense
  • L’univers numérique, qui pose des défis spécifiques en raison de la facilité de reproduction et de diffusion des œuvres

La pratique contractuelle s’est adaptée à ces réalités. De nombreux contrats d’édition comportent désormais des clauses détaillant précisément les modalités d’exercice du droit de repentir et les méthodes de calcul de l’indemnisation. Ces clauses, sans pouvoir supprimer ce droit inaliénable, permettent d’en anticiper les conséquences et de réduire l’insécurité juridique.

Les sociétés de gestion collective comme la SACD ou la SACEM ont développé des procédures spécifiques pour gérer les situations de repentir. Ces mécanismes permettent d’accompagner les auteurs dans leur démarche tout en préservant les intérêts des exploitants, contribuant ainsi à une application plus harmonieuse de ce droit complexe.

Ces applications pratiques révèlent la tension permanente entre la dimension symbolique du droit de repentir, expression de la primauté du lien personnel entre l’auteur et son œuvre, et les contraintes économiques qui en limitent l’exercice effectif. Cette tension s’accentue à l’ère numérique, où la notion même de retrait d’une œuvre devient problématique.

Le droit de repentir à l’épreuve du numérique

L’avènement des technologies numériques et d’internet bouleverse profondément les conditions d’exercice du droit de repentir. La dématérialisation des œuvres, leur circulation accélérée et leur reproduction facilitée posent des défis inédits à un droit conçu dans un environnement analogique.

La première difficulté tient à l’effectivité du retrait. Une fois qu’une œuvre a été diffusée sur internet, il devient pratiquement impossible d’en assurer la disparition complète. Le phénomène de viralité et les multiples copies qui peuvent être réalisées rendent illusoire tout contrôle total sur la circulation de l’œuvre. Dans l’affaire Wikipédia France (TGI Paris, 29 octobre 2007), un auteur souhaitait faire retirer sa contribution à l’encyclopédie en ligne. Le tribunal a reconnu son droit théorique, mais a souligné les difficultés pratiques liées à l’architecture même du web.

Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) et le « droit à l’oubli » qu’il consacre offrent des perspectives intéressantes pour repenser le droit de repentir à l’ère numérique. Si ces mécanismes concernent principalement les données personnelles, ils pourraient inspirer de nouvelles approches pour l’exercice du droit moral dans l’environnement digital. La décision Google Spain de la Cour de Justice de l’Union Européenne (13 mai 2014) a ainsi ouvert la voie à une réflexion sur l’articulation entre droit d’auteur et protection des données.

Les plateformes numériques comme YouTube, Spotify ou les réseaux sociaux sont devenues des intermédiaires incontournables dans la diffusion des œuvres. Or, leurs conditions générales d’utilisation prévoient rarement des mécanismes spécifiques pour l’exercice du droit de repentir. Cette lacune crée une insécurité juridique tant pour les auteurs que pour les plateformes elles-mêmes. L’affaire Mosley c. Google (TGI Paris, 6 novembre 2013) illustre les tensions entre le droit moral des auteurs et les modèles économiques des géants du numérique.

Nouveaux modèles et solutions techniques

Face à ces défis, des solutions techniques émergent progressivement :

  • Les technologies de blockchain pourraient permettre un meilleur suivi des œuvres et faciliter l’exercice du droit de repentir
  • Les métadonnées intégrées aux fichiers numériques pourraient inclure des informations sur le statut de l’œuvre au regard du droit moral
  • Les systèmes de gestion numérique des droits (DRM) pourraient évoluer pour intégrer la dimension du repentir

Certains modèles contractuels innovants tentent d’adapter le droit de repentir aux réalités numériques. Ainsi, les licences Creative Commons comportent une clause de non-révocabilité qui semble contradictoire avec le droit de repentir français. Cette tension illustre la difficulté d’articuler un droit national fortement protecteur avec des pratiques globalisées.

Le Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA) a formulé plusieurs recommandations pour adapter le droit moral à l’environnement numérique, suggérant notamment un encadrement plus précis du droit de repentir pour les œuvres diffusées en ligne. Ces propositions témoignent de la nécessité de repenser ce droit traditionnel à l’aune des transformations technologiques contemporaines.

Vers une redéfinition du lien entre l’auteur et son œuvre

Au-delà des aspects techniques et juridiques, le droit de repentir invite à une réflexion plus profonde sur la nature du lien unissant l’auteur à son œuvre dans la société contemporaine. Cette relation, longtemps pensée comme exclusive et sacralisée, connaît aujourd’hui des mutations significatives qui questionnent les fondements mêmes du droit moral.

L’émergence des œuvres collaboratives et des créations participatives transforme la figure traditionnelle de l’auteur. Des projets comme Wikipédia, les logiciels libres ou certaines formes d’art numérique reposent sur une conception distribuée de l’auctorialité qui cadre mal avec l’exercice individuel du droit de repentir. La Cour de cassation, dans l’arrêt « Linux » du 10 mars 2004, a commencé à esquisser une adaptation du droit moral à ces nouvelles formes de création collective.

La mondialisation culturelle accentue les tensions entre différentes traditions juridiques. Le système français du droit d’auteur, avec ses prérogatives morales puissantes, se trouve confronté à l’influence grandissante du copyright anglo-saxon, davantage centré sur l’exploitation économique. Cette confrontation se manifeste particulièrement dans le cadre des négociations commerciales internationales, comme l’ont montré les débats autour des accords ADPIC ou du Traité sur le droit d’auteur de l’OMPI.

Les pratiques artistiques elles-mêmes évoluent, avec des mouvements comme l’appropriation art ou le remix qui questionnent la notion d’œuvre achevée et stable. Certains artistes contemporains intègrent délibérément la possibilité de transformation de leurs créations, remettant en question l’idée même de repentir. L’artiste Tino Sehgal, par exemple, crée des œuvres performatives qui n’existent que dans l’instant et ne peuvent faire l’objet d’aucune documentation, rendant obsolète la question du retrait.

Perspectives d’évolution législative

Face à ces transformations, plusieurs pistes d’évolution législative se dessinent :

  • Une gradation du droit de repentir selon la nature des œuvres et leurs modes de diffusion
  • L’instauration d’un délai de réflexion obligatoire avant l’exercice effectif du droit, permettant une médiation entre auteur et exploitant
  • La création de fonds de garantie sectoriels pour faciliter l’indemnisation des cessionnaires

La directive européenne sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique (2019) n’aborde pas directement la question du droit moral, mais ses dispositions sur la transparence contractuelle et la juste rémunération des auteurs pourraient indirectement influencer les conditions d’exercice du droit de repentir. Une harmonisation européenne plus poussée du droit moral reste néanmoins un horizon lointain, compte tenu des divergences profondes entre traditions nationales.

Le développement de l’intelligence artificielle dans la création artistique soulève des questions inédites. Si une œuvre est générée par un algorithme à partir des données fournies par un auteur, ce dernier peut-il exercer un droit de repentir sur le résultat ? L’affaire Obvious (portrait généré par IA vendu chez Christie’s en 2018) a ouvert un débat sur le statut juridique de ces créations hybrides.

Ces évolutions suggèrent que le droit de repentir, loin d’être une relique du passé, constitue un terrain d’expérimentation juridique particulièrement fécond pour repenser la relation entre création, technologie et société. Sa persistance dans le droit français témoigne d’un attachement profond à une vision humaniste de la création, où l’œuvre reste indissociable de la personne qui l’a conçue.